Dans l’univers de Sylvain Alzial et Loïc Gaume

C’est une ancienne légende kanak, un de ces récits mythologiques des origines du monde, qui a réuni Sylvain Alzial et Loïc Gaume. Lorsque le premier propose au second une ré-interprétation de ce conte venu de Nouvelle Calédonie, tous deux se lancent dans une intense collaboration, portés par l’idée d’un accompagnement graphique moderne et conceptuel. Résultat, un album beau et malin, articulé autour d’un forme centrale semi-ovoïde qui devient tantôt île, tantôt tortue, tantôt crabe…

Nous avons interrogé l’auteur et l’illustrateur de L’île aux deux crabes sur ce projet, de sa genèse à sa finalisation.

Sylvain, comment en es-tu venu à faire des livres pour enfants ?

Je suis documentaliste à Radio France et j’écris des albums pour les enfants depuis 2013, essentiellement des adaptations de contes et d’histoires traditionnelles du monde entier. J’ai souhaité me lancer dans cette aventure à quarante ans, fort de ma joyeuse expérience de lecteur d’histoires auprès de mes enfants, de mon goût pour les contes et les musiques traditionnelles, ainsi que pour la peinture, le graphisme et l’illustration. Le déclic s’étant produit suite à une formation aux métiers de l’édition en 2010, à l’EMI-CFD.

Peux-tu nous parler de ta passion pour les légendes ?

J’ai toujours été intéressé par les histoires traditionnelles et les récits qui nous proviennent du fond des âges, comme le sont les mythes des civilisations anciennes ou les contes de tradition orale d’Europe, d’Afrique ou d’Asie. Ce sont des témoignages extrêmement précieux, des vestiges et des survivances de sagesses immémoriales qu’il me semble important de faire connaitre et de transmettre aux enfants d’aujourd’hui.

Comment t’est venue l’idée de L’île aux deux crabes ? Qu’aimais-tu dans cette légende en particulier ? Connaissais-tu déjà la culture kanak ?

J’ai découvert par hasard cette histoire grâce aux travaux de Françoise Ozanne-Rivierre et Jean-Claude Rivierre, deux éminents linguistes français qui ont consacré leur vie à l’étude de la Nouvelle Calédonie et des langues kanak. Cette petite histoire de crabes insouciants a été recueillie à Ouvéa dans les années 1980, auprès d’un conteur kanak (en langue iaaie, l’une des nombreuses langues de ce peuple). C’est une sorte de conte étiologique qui met l’accent sur l’importance accordée au respect de la parole des anciens et des ancêtres, ainsi qu’à l’importance des femmes et du clan maternel. J’ai trouvé cette histoire à la fois profonde et très drôle, et tenté de l’adapter simplement pour nos jeunes lecteurs francophones.

En découvrant ce conte, je me suis intéressé de plus près à l’histoire de la Nouvelle Calédonie, territoire océanien découvert par l’explorateur anglais James Cook en 1774, conquis par la France de Napoléon III en 1853 pour en faire une colonie pénitentiaire, et occupé depuis trois mille ans par les populations kanak…

Comment s’est passée la collaboration avec Loïc Gaume ?

Loïc est un formidable illustrateur, original et très inventif, dont l’univers graphique me semble s’accorder judicieusement à cette histoire traditionnelle ! Loïc a trouvé un axe très intéressant, celui de partir d’une forme ovale se déployant et se métamorphosant tout au long de l’histoire. Cette forme de narration graphique très épurée nous a semblé entrer subtilement en résonance avec le récit, en conservant un caractère à la fois traditionnel et très contemporain.

As-tu des prochains projets ?

Oui, je prépare deux albums pour l’année 2022, deux adaptations d’histoires traditionnelles avec les éditions l’Agrume et les éditions Comme des géants. D’autres projets sont à l’étude pour 2023 !

Loïc, comment ce projet a-t-il commencé pour toi ?

À l’origine, c’est Sylvain Alzial qui m’a proposé cette réécriture d’un conte kanak. Nous connaissions les livres l’un de l’autre. Il a une écriture que je trouve maligne. C’est la première fois que nous travaillons ensemble, et également la première fois que j’illustre le texte de quelqu’un d’autre.

Peux-tu nous en dire plus sur l’histoire ?

L’île aux deux crabes, c’est l’histoire de deux crustacés qui ont raté le coche. Madame Bouba est une ancêtre qui veut donner à tous les animaux leur plumage, leurs écailles, leurs poils… Mais ces deux crustacés vont préférer s’amuser, manger des noix de coco et ne pas répondre à son appel, ce qui va leur jouer des tours…

Comment t’y es-tu pris pour aborder graphiquement cette légende traditionnelle ?

Ce n’était pas évident de trouver une manière d’illustrer une légende sans être dans quelque chose de trop classique, ce qui n’était pas l’idée. J’ai regardé beaucoup d’images, de sculptures, de motifs, notamment dans les tatouages de cette civilisation dont j’avais tout à découvrir. Le parti-pris était d’en venir véritablement au cœur du récit, et surtout de le ramener à son côté cyclique et universel. Ainsi, j’en suis venu à une forme qu’on retrouve dans tout le livre, toujours au même endroit, autour de laquelle se raconte l’histoire. L’idée était de développer l’importance de cette forme qui change de couleur de page en page, et autour d’elle se construit tout un décor, celui de l’océan.

Il n’a pas été facile de trouver quels objets pouvaient incarner cette forme. Elle est en tantôt une conque, une pince de crabe, elle devient une hutte, puis on change de cadrage et elle devient une île… et on va jusqu’à la constellation du cancer, en référence au crabe.

Avec Sylvain, la question s’est posée de représenter tout ce qui gravitait autour uniquement au trait, sans couleur, comme en transparence. Cela renvoie au texte qui parle de la nudité du bernard-l’ermite qui va vivre toute sa vie sans coquille, et devra à chaque fois habiter celle d’un autre.

Techniquement, comment travailles-tu ?

Mon outil est le même pour tous mes livres : la plume métallique et l’encre de Chine. Je dessine toujours plus petit que la taille à laquelle sont imprimées les illustrations. Mes dessins originaux sont aussi des dessins de recherches dont je coupe des éléments pour les intégrer dans les illustrations. J’ai des pages complètes de feuilles de palme, par exemple, pour planter le décor d’une île de Nouvelle-Calédonie. Ce motif devient une sorte de trame. Mais avant tout cela, il y a une autre étape, ce qu’on appelle le chemin de fer, qui permet une vue globale de la place de chaque élément.

La couleur vient de l’ordinateur. Il y a très peu de couleurs dans le livre, elles doivent donc être précises. Le jaune coucher de soleil doit être d’un jaune coucher de soleil. Le rouge du crabe ne doit pas être tomate, mais il doit bien être crabe.

Au final, L’île aux deux crabes, c’est un parti-pris graphique peut-être un peu différent de ce qu’on aurait pu attendre d’une légende kanake.

Retrouvez l’univers de Loïc Gaume en vidéo !