Rencontre avec Almudena Pano
Lorsqu’elle n’est pas occupée à peindre d’incroyables fresques murales avec le collectif 10eme arte, Almudena Pano fait des livres, de préférence engagés. Nous vous invitons à découvrir son dernier album jeunesse, La graine et le bâtiment, une fable politique et sociale qui lui tenait particulièrement à cœur.
En 2022, elle avait reçu le prix Espiègle de la première œuvre en littérature jeunesse pour Histoire en morceaux. Elle a également été remarquée avec sa bande dessinée pour adultes Gloria et l’album À hauteur d’enfant, réalisé avec Lisette Lombé et Elisa Sartori.
Nous l’avons invitée à s’exprimer sur le propos de son nouvel ouvrage et ses motivations.
Almudena, ce livre est un projet de longue date. Peux-tu nous raconter son origine ?
Ce livre est né alors que j’étais en deuxième année à l’atelier d’illustration de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Chaque année, nous devions réaliser deux livres, de A à Z. J’avais envie de traiter le thème du pouvoir, et l’immense Palais de Justice de Bruxelles m’a inspirée pour donner au récit sa forme. Je me souviens que ce furent des mois intenses de création, car entre-temps j’ai donné naissance à ma première fille. Je me suis présentée au jury de fin d’année avec mon bébé dans les bras, et elle a dû me porter chance, car le livre a été bien accueilli par le jury !
Aujourd’hui, elle a neuf ans et mon livre sort en librairie. À vrai dire, c’est un peu inattendu. Il y a quelques temps, j’ai retrouvé la maquette et je me suis rendu compte que ce sujet me tenait toujours autant à cœur. J’ai demandé une bourse à la création pour retravailler le texte et les images et elle m’a été accordée. Le livre a changé… mais tout change avec le temps.
Qu’est-ce qui t’a animée pour faire ce projet ? Que voulais-tu exprimer ?
Je voulais faire une histoire sur les rapports de force. Avec ce livre, je voulais désacraliser les symboles du pouvoir et les individus qui le détiennent. Rendre insignifiants les modes de vie traditionnellement aspirationnels dans nos sociétés. Transformer les puissants en personnes qui nous sont indifférentes.
Au fur et à mesure que je comprenais mieux la lutte des classes, j’ai ajouté des éléments qui ont enrichi le récit. Ce fut un défi, car symboliser quelque chose d’aussi complexe dans une histoire pour enfants est assez particulier.
Il s’agit d’une fable assez simple et qui fait appel à des notions essentielles. On y retrouve celle du « petit », qu’on retrouve dans le motif du grain, de la fourmi, du personnage de Bo, du petit cabanon.
Pour moi, la simplicité a une grande valeur. Je trouve que c’est une vertu qui renferme beaucoup de sagesse. Les « petites choses » peuvent contenir de la grandeur.
Le personnage de Bo est un peu un « monsieur tout le monde ». Il lui a fallu toute une vie pour comprendre que ce qui lui convient, c’est une vie simple. Il s’installe dans une petite cabane et n’a pas besoin de grand-chose. Il fait le contraire de ce que nous demande notre société, qui nous réclame sans cesse d’avoir toujours plus, de faire toujours plus, d’exiger toujours plus de nous-mêmes.
La graine tombe sur le sol sans même que ce soit l’intention de quiconque. Elle tombe par hasard, germe par hasard et fait pousser un arbre gigantesque. La richesse que la nature nous offre si généreusement se présente en opposition au symbole de l’édifice, qui a besoin de la volonté de quelqu’un et de l’effort titanesque de tout un peuple pour se concrétiser.
La figure de la fourmi est également un moyen de jouer avec la notion de petit et de grand. La première page est une fourmilière vue de près. Plus tard, les fourmis apparaissent, mais en échelle humaine, plus petites, plus insignifiantes. Pourtant, à la fin, le lecteur découvre que le narrateur est l’une de ces petites fourmis que nous avons vues au début. La plus petite chose de l’histoire devient la plus grande chose qu’un récit puisse contenir : le narrateur omniscient.
Ces éléments sont placés en opposition aux personnages de pouvoir, qui ne sont pas représentés, et au gigantesque bâtiment qu’ils font construire.
Il était important de mentionner dans le texte tous les acteurs du pouvoir qui sont au sommet de la structure sociale. À savoir : les héritiers d’une lignée aristocratique ou bourgeoise ; les membres du pouvoir politique ; les grands hommes d’affaires (qui absorbent souvent le pouvoir médiatique) ; les grands industriels ; et les banquiers. Tous passent d’une place à l’autre, se fréquentent, s’entraident afin de préserver activement des privilèges qu’ils ont construits historiquement, avec une conscience de classe aiguisée que nous n’avons pas.
Mais ils ne sont pas représentés graphiquement car dans la vie réelle, ces personnes font corps les unes avec les autres et elles ne se mélangent pas au peuple. Géographiquement, leurs hôtels particuliers, leurs propriétés… se trouvent dans des lieux réservés aux personnes qui représentent l’élite. Leur environnement de travail, leurs lieux de loisirs et de socialisation se déroulent dans des endroits spécifiques, inaccessibles au reste de la société. Les personnes qui décident de la vie du reste de la population ne se mélangent pas à nous, et nous ne savons pas qui elles sont.
Le bâtiment devient alors l’allégorie de cette oligarchie qui détient le pouvoir. Le bâtiment est le pouvoir.
Concrètement, le bâtiment n’impacte pas que lui-même. Il a des répercussions sur la vie de Bo : une ombre très symbolique.
Le fait que ce bâtiment soit le fruit du « caprice » de quelqu’un est fondamental dans l’histoire. Ce bâtiment n’a pas une finalité utilitaire. Les objets et les actions ont souvent un caractère symbolique. Ce signe d’ostentation du pouvoir a un impact direct sur les travailleurs, même s’ils ne connaissent pas la personne qui commande et ne comprennent pas la raison de cette construction titanesque. Le fait que l’ordre vienne « d’en haut » suffit pour obéir sans rien remettre en question.
Au début, le bâtiment est un élément neutre de l’histoire, mais au fur et à mesure qu’il grandit démesurément, il devient un élément néfaste pour tout le reste. Il est si grand qu’il laisse de moins en moins de place sur les pages pour le texte, jusqu’à atteindre une page muette : le pouvoir prive le peuple de sa voix. Le bâtiment devient une sorte de monstre qui engloutit les travailleurs : le pouvoir a besoin d’absorber la force de travail de la classe ouvrière pour croître et exister. Les travailleurs finissent par se perdre dans le bâtiment : les mécanismes du pouvoir sont tellement alambiqués qu’il est difficile de les comprendre et d’y résister.
Même Bo, qui avait décidé de vivre tranquillement en autonomie à l’écart de la société, finit par être affecté par l’ombre du bâtiment, qui touche également sa cabane. Le pouvoir s’étend à tous les domaines de la société.
Autres symboles : le pain et la tour de Babel.
Je ne me considère pas chrétienne, mais je suis consciente que le christianisme est à la base de notre culture occidentale, qui est historiquement une puissance mondiale.
Il m’a semblé intéressant d’opposer deux symboles présents dans la Bible : le pain et la tour de Babel. L’arbre présent dans mon livre offre du pain, qui symbolise la prospérité, la sagesse, mais surtout la générosité et le partage. Sur l’une des pages, le bâtiment est illustré comme une Tour de Babel, qui représente l’arrogance des humains voulant atteindre le Ciel et le chaos entre les peuples lorsqu’ils se mettent à parler des langues différentes.
La représentation des ouvriers est particulière et évolue soudainement vers la fin du livre.
Les ouvriers sont d’abord petits et insignifiants, et sont représentés graphiquement comme des fourmis, pour renforcer l’analogie. Ils sont tous identiques. On ne voit pas leurs traits humains. À tel point que le lecteur peut être totalement insensible au fait que le bâtiment dévore les ouvriers.
Lorsqu’ils décident de s’unir et d’agir pour survivre au bâtiment, leur traitement graphique change. Nous commençons à voir qu’il s’agit de personnes, avec des traits individuels qui les différencient les uns des autres.
Lorsqu’ils commencent à exprimer ce qu’ils ressentent, à partager leurs expériences et leurs désirs, nous nous rapprochons encore plus et nous pouvons remarquer leurs expressions faciales, leur posture, leurs gestes… nous avons les éléments nécessaires pour pouvoir éprouver de l’empathie à leur égard.
Souvent, les discours médiatiques amalgament des groupes sociaux, des peuples, des nations, en gommant le fait qu’ils sont constitués d’individus qui pensent, ressentent, souffrent… avec une histoire commune, mais aussi personnelle. Cela favorise les préjugés, la méfiance. La déshumanisation est le prélude à l’imposition de mesures antipopulaires.
La fin de l’histoire montre qu’il y a des possibilités d’avenir plus souhaitables, si on les construit. L’idée du collectif était importante pour toi ?
La première maquette du livre se terminait de manière très abrupte. L’ombre du bâtiment touchait la cabane du personnage, les ouvriers étaient engloutis par le bâtiment et personne ne savait pourquoi ni pour qui tous ces efforts avaient été faits. La notion d’action collective était totalement absente.
Pour moi, il était important de représenter une classe ouvrière qui s’unit et décide de son propre avenir. Les travailleurs de l’histoire ne choisissent pas seulement de désobéir à un ordre, mais ils utilisent les matériaux du bâtiment pour construire un lieu qui a une fonction, qui a un sens. Un lieu où ils ont envie de vivre ensemble et où ce sont eux qui décident des règles et de ce qu’ils font avec les moyens dont ils disposent. C’est une façon d’expliquer l’obtention des moyens de production par les citoyens, pour les citoyens.
La décision de Bo de vivre en marge de la société, en autonomie, est une décision légitime, mais insuffisante. Tôt ou tard, les décisions de quelques-uns et le mal du plus grand nombre finiront par ruiner un parcours individuel.
Quoi qu’il en soit, nous sommes tous redevables à la société qui nous a accueillis et qui a fait de nous ce que nous sommes. Qu’elle nous ait bien ou mal traités, je ne vois pas d’objectif plus noble que d’essayer de l’améliorer. Ensemble.