Elis Wilk dans l’univers de son enfance

L’imagination de l’enfance se mêle aux événements réels dans Au loin, les lumières, un nouveau projet très personnel d’Elis Wilk, qui avait déjà publié chez Versant Sud Jeunesse Maman !? et L’appel de la lune. Plutôt qu’une idéalisation bucolique, elle nous livre un récit intime, juste et nuancé. La poésie imprègne tout le livre, pour mieux évoquer la force des sensations.

Elis, quelle est la genèse d’Au loin, les lumières ?

C’est un album très personnel lié à mon enfance et à un moment important dans ma vie d’alors : mon déménagement à l’âge de huit ans de Paris pour aller nous installer, ma famille et moi, à la campagne, au bord d’une rivière, dans la vallée du Cher.
Au début, je voulais faire un album sur la gémellité. Étant moi-même jumelle homozygote, je voulais « casser » les stéréotypes, donner à voir la complexité identitaire liée au fait d’être jumelle, vécue de l’intérieur. Au final, je me trouvais trop à l’étroit dans ce cadre et j’ai ouvert le récit à une expérience plus vaste où la gémellité est présente mais d’une manière diffuse. Elle se « sent » au fil du livre mais elle est secondaire au final,  intégrée au récit, disons. Même si je la questionne dans un chapitre, pour une fois, elle est normalisée et remise à sa place dans la vie et ses expériences variées.

L’histoire commence par la prise de conscience, à huit ans, d’un sentiment de tristesse intense, qui n’est alors pas nommable et qui existe au creux du personnage lorsqu’elle aperçoit les lumières du village au loin, dans la plaine noire qui l’entoure. Comme un espoir et comme une connexion à la vie-ville d’avant. Un premier sentiment de « mélancolie », sans doute. Huit ans, un âge de prise de conscience où l’enfance bat son plein et où on commence à mieux comprendre notre monde intérieur et celui qui nous entoure. C’est un peu le chemin de ce livre, je crois.

C’est un livre singulier. Il se démarque de l’album jeunesse par son nombre de pages élevé, sa division en chapitres, son format qui rappelle celui du roman. Pourquoi ces choix ?

J’avais envie que le lecteur « plonge » dans un moment de vie marqué par différentes prises de conscience, aventures, sensations. Des chapitres pour donner à voir, faire vivre une prise de conscience ou une expérience sensorielle, imaginaire ou philosophique. Pour célébrer l’importance de ces moments et recréer une forme d’intimité aussi, au cœur de la vie.

Chaque chapitre s’ouvre sur un haïku, comme suspendu à l’atmosphère, en résonance avec la couleur du récit à venir. Peut-être pour donner corps à ce mystère du vivant qui anime notre quotidien, en filigrane. Le chapitre permet aussi de ne pas se limiter à un temps linéaire, narratif, mais d’être dans le rebond, le récit de soi dans sa justesse un peu désordonnée, qui fonctionne par association d’idées plutôt que tenu par la contrainte de l’action. Enfin, au niveau de la temporalité, je crois que j’avais envie de prendre le temps de déployer le récit, de créer, avec le lecteur, un moment propice à un récit-cheminement plus intime. 

Chaque chapitre est consacré à un thème. Qu’as-tu voulu exprimer à travers ceux-ci ?

La nature qui emplit la nouvelle vie de la narratrice est primordiale au début. Puis, petit à petit, j’ai resserré sur l’intériorité du personnage. On passe de la prise de conscience du déménagement et des nouvelles sensations avec cette nature omniprésente (« Au loin les lumières »), au rôle de la rivière – autre « personnage » important- avec le chapitre « La crue », puis à l’appropriation de l’environnement par le jeu, l’aventure, (« Nous sommes des Indiennes ») à une forme d’intimité qui se resserre avec « Un petit rayon de soleil » et « Comme deux gouttes d’eau », deux chapitres qui parlent de la sororité et de la gémellité d’une manière drôle et décalée, pour finir sur un questionnement vraiment identitaire voir imaginaire et une nouvelle « ouverture » au monde avec « Un être mystérieux ».

Bon, j’ai refait tout le déroulé là je crois !

Si ce livre est autobiographique, il est aussi marqué par l’onirisme et l’imaginaire. Pourquoi et comment doser ces différents aspects ?

J’ai essayé de trouver un équilibre entre plusieurs approches qui, pour moi, sont à l’œuvre dans l’existence et l’être au monde de tout un chacun. Une approche sensorielle, une autre plus réflexive-philosophique, une approche plus narrative qui passe par l’action, évidemment, et le côté imaginaire-onirique propre à l’enfant. J’ai cherché à mêler ces approches dans le ton, l’oralité un peu « littéraire », poétique et spontanée de la narratrice. J’avais envie aussi que l’on sente le côté « brut » et vivant de l’enfance.

Pour l’onirisme, je crois que c’est un aspect qui m’intéresse tout particulièrement. Le rêve est ce qui nous reste de l’imaginaire enfantin, une fois adulte. C’est un moment d’une richesse et d’une créativité hors-norme, surnaturel presque, qui nous déborde. Les enfants le vivent encore dans leur quotidien et ça c’est incroyable, je trouve. Donc, l’intégrer au récit et aux images me semble aller de soi si l’on veut évoquer l’enfance.

Peux-tu nous expliquer le mélange de techniques que tu as utilisées ?

Je suis revenue au collage numérique, comme dans mon précédent album, L’appel de la lune, avec un mélange de photographies et de matières, textures, que je fonds ensemble, en créant des couches sur Photoshop. Cela me permet de partir du réel (la photographie) pour m’en échapper, l’évoquer sans être « contrainte » par la réalité. Cela va dans le sens de cet imaginaire qu’il me semble important de célébrer, de laisser vivre dans mes livres. Cela peut aussi créer une forme de trouble, car on ne sait plus à quel niveau de réalité on se situe, et alors on peut commencer à se questionner. L’étrangeté va interpeler le lecteur et le rendre plus actif, il me semble.

Les matière peintes me permettent aussi de renforcer le côté sensoriel et poétique, via les couleurs diffuses et le grain, les textures moins figées que la photographie, plus picturales.

D’où viennent les photos que l’on voit dans le livre ?

Les photos proviennent en grande partie de mon album de famille. Pour une question pratique mais pas que. J’avais aussi envie de rendre hommage à ma famille et de jouer avec mes proches, les transformer et les faire exister différemment. Donner à voir cette tranche de vie pas banale et la rendre universelle. Et puis les photos sont transformées et le récit aussi, bien sûr, même si le tout s’inspire directement de la matière de mon propre vécu. De fait, je m’inspire souvent de choses liées à la réalité : anecdotes, évènements, échanges pour créer mes histoires…

Où pourra-t-on te rencontrer prochainement ?

Le 7 juillet, je serai au Quartier de l’Étang, à Genève, pour le vernissage de l’exposition « Derrière les murs » qui mêle les photographies grand formats des habitants réalisées par le photographe Guillaume Perret et le livret que j’ai réalisé pour cette occasion avec les photographies de Guillaume, les illustrations et récits de vie que j’ai créées-récoltés lors de notre résidence croisée. Et puis ici et là, au gré des salons d’automne et des séances de dédicaces à venir (que je suis encore en train d’organiser).