Dans l’univers de Ludovic Flamant et Sara Gréselle

Bastien, ours de la nuit est un album subtil et juste, qui traite d’une façon inattendue des laissés pour compte. À la lisière du réalisme magique, loin de tout propos moralisateur, l’ouvrage fait la part belle à ses personnages, ainsi qu’à l’onirisme. Ludovic Flamant et Sara Gréselle portent un regard nuancé sur les marginaux à travers la figure d’un ours se baladant dans les rues, une nuit d’hiver.

Afin de mieux comprendre le projet, voici une interview son auteur, dans laquelle il explique leur démarche. Vous pourrez aussi découvrir une vidéo du duo créatif de cet album.
Il est parfois utile de se rappeler que tout le monde n’a pas la chance d’avoir un logement. Les sans-abris vivent parmi nous, dans nos villes, et pourtant nous ne les voyons plus. Les enfants, eux, n’ont pas encore appris à les ignorer. Dès lors, comment répondre à leurs questions?

Ludovic, peux-tu nous raconter la genèse de cet album ?

C’est venu de façon assez étonnante… Un matin, Sara m’a fait part du rêve qu’elle avait fait la nuit même et dans lequel elle illustrait un livre intitulé Bastien, ours de la nuit mais sans se souvenir de grand-chose de plus. Je lui ai dit que, quoi qu’il en soit, c’était un titre qui sonnait bien et il s’est d’ailleurs tout de suite fiché dans un coin de ma tête. J’imaginais un ours se promenant au beau milieu d’une ville plongée dans l’obscurité et cette image revenait me hanter régulièrement. Elle avait quelque chose d’un brin inquiétant mais belle aussi, comme une force brute de la nature qui venait se frotter au monde des humains endormis. Toujours est-il qu’à ce moment-là, je faisais des recherches pour des créations en pop-up et que j’ai demandé à Sara si une composition en particulier lui ferait plaisir, juste comme ça, pour m’entraîner. Elle m’a répondu qu’elle voulait « un immeuble avec des arbres qui sortiraient des fenêtres ». Alors je l’ai fait. Et c’est précisément la rencontre de cette idée-là, très onirique, avec celle du titre qui m’a donné l’idée de l’histoire : un ours émanant du rêve de quelqu’un et se matérialisant dans la ville pour, à son tour, rêver de la forêt qui s’y trouvait jadis. Des rêves imbriqués les uns dans les autres et qui deviennent réalité… C’est au fond ce qui est arrivé vraiment ! Sara a rêvé d’un livre intitulé Bastien, ours de la nuit et aujourd’hui il existe !

C’est pratique, ça. Rêver d’un livre et puis hop, il est là !

Oui, enfin, ça a pris un peu plus de temps que ça mais le rêve fut en effet la première étape. J’ai entendu un jour l’auteur Jean-Marie Defossez raconter à des élèves que, selon les Indiens d’Amérique, les histoires étaient comme des oiseaux volant en tous sens et qu’elles attendaient qu’un écrivain ou un conteur soit disponible pour venir se poser sur leur épaule et tout leur chuchoter à l’oreille. J’aime assez cette vision poétique et, de temps en temps, j’ai l’impression que ça se passe un peu comme ça. Un petit coup de pouce miraculeux suivi d’une bonne dose de travail.

Mais d’où est venue l’idée que l’homme qui rêve soit un sans-abri ?

Personnellement, j’ai toujours aimé les personnages un peu marginaux, rejetés par la société ou qui s’en écartent volontairement : le héros de mon premier album, Chafi, est un éboueur, dans Émilie Pastèque, on a affaire à une fille à la limite de l’autisme et qui refuse de jouer avec les autres enfants, dans Louis des sangliers, le personnage principal est un homme sauvage qui vit dans la forêt, loin des villageois… Dès que nous avons pensé à cet ours errant dans la ville avec Sara, nous nous sommes dit qu’il ferait probablement peur aux citadins, qu’il ne serait pas le bienvenu. J’avais vu l’exposition Denizens de Andres Serrano à Bozar montrant des photos de sans-abri prises ici à Bruxelles et j’avais été frappé par le fait qu’il faille prendre ces gens en photo pour qu’enfin nous les voyions vraiment, alors qu’ils sont chaque jour sous nos yeux. J’avais décidé de retenir cette leçon et de m’en resservir un jour. Et puis j’avais lu des passages de l’essai de Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu, qui sont aussi venues faire écho à tout ça. L’idée d’une créature chassée, tenue à l’écart d’un endroit qui avait pourtant un jour été son royaume.

D’où la couronne en carton que l’ours trouve dans la poubelle ?

Exactement !

Tu parlais de photographies à l’instant et je trouvais qu’il y avait justement quelque chose de très réaliste dans le travail de Sara, contrairement à votre livre précédent…

Oui, Sara a pris un tas de photos dans Bruxelles la nuit, principalement du côté d’Yser, le quartier de l’Alhambra où se trouvent les prostituées, le long du canal, un peu la place Flagey où se trouvent toujours quantité de buveurs… Nous voulions ancrer l’histoire dans un lieu réel, identifiable. Nous avons cherché des endroits où se trouvaient les gens que la société n’aime pas beaucoup voir, et ils sont présents dans le livre. J’ai posé pour elle en tant que musicien de rue, ma sœur, Lucie Flamant, en tant qu’ivrogne promenant ses chiens, et Vincent Eloy (acteur dans la série Ennemi public, notamment) en tant que SDF. Pour la petite histoire, on s’est fait apostropher par quelqu’un disant que ce n’était pas respectueux de prendre en photo un SDF endormi. Il faut croire que Vincent jouait bien son rôle !

N’est-ce pas un peu difficile d’aborder ce genre de sujet avec les enfants ?

Les enfants sont plus petits que nous, et donc plus proches du sol. Les sans-abris, ils les repèrent avant nous et sans détourner le regard. Ensuite ils posent des questions, et nos réponses d’adultes sont souvent évasives… Comment leur expliquer l’injustifiable ? Je pense que tous les sujets peuvent être abordés avec les enfants et que c’est même une de nos missions d’auteur de poser des mots sur ce qui est trop souvent tu, précisément pour pouvoir engager le dialogue et la réflexion. Après, je ne sais pas plus qu’un autre comment faire. J’essaie juste d’avoir le courage de tenter. La fin du livre se veut ouverte et on la lira différemment suivant qu’on est optimiste ou pessimiste… J’espère en tout cas qu’elle donnera aux enfants, à sa petite échelle, des outils pour penser un monde différent.

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